Voici le quatrième épisode de la saga policière féministe « Les suicidés de 9 heures », écrite par Morgane Carré.
Écrit par Morgane Carré
Édité et illustré par Héloïse Niord-Méry

Jeanne a donné une conférence de presse hier. C’était sa première, et vu les circonstances, c’était assez bizarre. Ils n’avaient qu’une info, qui en soi n’était qu’une déduction que n’importe qui aurait pu faire. Mais le chef a insisté pour “mettre Jeanne en avant”. C’est un coup de pression déguisé, elle le sait. Et peut-être aussi un moyen de se dédouaner à l’avenir : il lui avait fait confiance et préparait le moment où il pourrait dire qu’il regrettait son erreur. Mais cette conférence de presse lui a permis de voir deux choses : personne n’avait osé faire le lien, et ce lien provoque un élan d’empathie pour les victimes qui n’existait pas auparavant. C’était d’autant plus frappant dans le parterre essentiellement masculin de reporters auxquels elle avait fait face. La victime du jour est un banquier, pas bien vieux. On aurait pu le louper car c’est le premier à être sorti de la ville pour mourir. Mais leurs collègues de l’aéroport ont fait le rapprochement, et l’ont appelée quand ils ont su d’où venait le jeune vacancier qui s’était suicidé au champagne et aux cachets en rentrant des plages. Il n’y a toujours aucun indice qui suggère que quelqu’un aurait incité les victimes à se tuer. La plupart ont eux-mêmes fait des recherches pour trouver des méthodes efficaces et indolores et/ou spectaculaires. Il n’y a pas de signe d’interaction directe avec des tiers un peu trop encourageants.

Depuis la conférence de presse et la nouvelle ampleur que la révélation a donnée à l’affaire, dont le bilan continue invariablement de s’alourdir d’une victime par jour, Jeanne a noté un changement d’atmosphère dans la ville. Les hommes découvrent cette émotion nouvelle : l’angoisse collective, permanente. Ils se sentent ciblés par un mal inconnu qui leur fait courir le danger de vouloir en finir avec la vie, sans savoir d’où il vient, ni comment il agit. Certains parlent de quitter la ville. Même parmi ses collègues, elle surprend quelques regards fuyants et des gestes anxieux. Inversion de la norme, renversement des valeurs, Jeanne pose des concepts hors sujet sur ce phénomène pour ne pas trop penser son rapport ambigu à ce nouvel état des choses. Instinctivement, chacun a trouvé sa place dans cette configuration, et l’on concède aux femmes une intouchabilité inédite dans l’histoire connue. Pour elle, comme pour toutes les femmes de la ville qui n’ont pas peur pour un homme de leur entourage, une sorte de relâchement s’est opéré. Cette légère pesanteur sur le sternum qui accompagnait tous ses déplacements à pied, en variant d’intensité selon les lieux et l’heure de la journée, a disparu. Cela semble irrationnel : l’arrivée dans le champ criminel d’un·e spécialiste des hommes ordinaires, qui ignore les femmes, n’a pas rendu tous ses collègues inoffensifs. Peut-être que ce bouleversement est une manière d’atteindre l’équilibre. Le pire commun dénominateur : égaux devant la menace d’une mort provoquée, infligée. Personne ne croit plus à une coïncidence, mais on commence à s’étonner que les victimes participent consciemment à ce schéma répétitif.

On nourrit l’espoir d’une rébellion des suicidés, malgré un certain fatalisme. Étonnant comme on s’habitue vite à la révolution. Jeanne voudrait en garder cette sensation de légèreté, quand ce sera fini. Elle n’oublie pas que c’est sur elle et son équipe que repose l’éventualité d’une fin à cette histoire. Parfois, elle émerge du sommeil et croit qu’elle a rêvé, tant elle reste hallucinée par cette réalité parallèle, à l’échelle d’une ville. Elle ne serait pas surprise de voir le fleuve inverser son cours tout à coup. On a trouvé un nouveau point commun aux victimes, même si au début, elle n’y croit pas trop. D’après leurs proches, ils avaient tous augmenté considérablement leur temps d’écran depuis un moment. Jeanne pense qu’on pourrait en dire autant d’à peu près 100% de la population entre douze et soixante-cinq ans. Mais Olivier tient à tirer ce fil car c’est le seul qui existe. Après tout, ce serait logique que le lien passe par internet. Ils ont déjà épluché tous les emails, tous les comptes de réseaux sociaux, tous les abonnements mais ils s’attellent à présent à décrypter toute l’activité des victimes sur internet, en partant des sites sur lesquels ils ont trouvé des solutions pratiques à leur problème d’existence. Jeanne bataille avec ses sentiments contradictoires : impuissance à trouver le point de bascule, la faille de celui ou celle qu’on a décidé d’appeler “Commanditaire”, mais disparition de l’anxiété qui l’a accompagnée sa vie entière. Elle fait part à ses collègues de l’intuition qui a suivi sa prise de conscience de la masculinité des victimes : Commanditaire est certainement une femme.

Pendant qu’une partie de l’équipe continue de se pencher sur le passé connecté des victimes, Jeanne entraîne le reste dans une recherche plus terre à terre dont elle espère extraire des pistes concrètes. D’abord lister toutes les plaintes d’une femme contre un homme qui n’ont pas été suivies d’effet. Ensuite, élargir aux mains courantes, puis aux procédures internes aux entreprises et administrations, puis aux établissements scolaires et universitaires. On cherche une femme qui se venge de n’avoir pas été entendue, une femme qui pense elle-même au suicide puisqu’elle a des dizaines d’idées très efficaces, on peut donc encore élargir aux établissements de suivi psychiatrique et aux services d’urgence puisqu’elle a peut-être déjà essayé. Ce travail long et fastidieux est effectué avec une fébrilité nouvelle. C’est la première fois qu’on arrive à réfléchir autrement qu’en réaction. Il y a aussi de la colère. Surtout parmi les policières. On rouvre des dossiers qui n’auraient jamais dû être fermés, et on ne peut plus faire comme si on ne savait pas. Il faudrait tout revoir quand Commanditaire serait trouvé. Monter un groupe de travail dédié et aller au bout des procédures. On élimine déjà un paquet de mortes de la liste des vengeresses masquées. Les dossiers ne sont pas assez vieux pour qu’on puisse ignorer la cause la plus probable. Jeanne observe que la nonchalance habituelle de certains collègues masculins s’estompe face à l’ampleur de ce qu’ils voient, dans leurs propres archives. Elle ne sait pas ce que Commanditaire cherche à obtenir, mais elle doit reconnaître que si la méthode est abjecte, le résultat est plus efficace que des décennies de féminisme qui ont suivi des siècles de luttes des femmes pour leur droit à exister tranquillement.

***

Clémence observe Jeanne. De très loin, et indétectée pour le moment. Elle voit aussi les femmes qui se dilatent dans l’espace, comme libérées d’une enveloppe invisible qui comprimait leurs gestes et cadençait leurs pas. Sa petite diversion a eu un effet bien plus important qu’elle ne le pensait. Obsédée par T., elle n’avait pas prévu la possibilité de telles conséquences. Étonnamment, c’est maintenant qu’elle ressent le premier pincement de culpabilité. Elle a peur que le retour à la réalité soit d’autant plus dur pour celles qui restent, une fois qu’elle aura arrêté. Mais elle espère avoir atteint un point de retour trop difficile.
T. est inquiet. L’étau se resserre, et sans le savoir vraiment, son reste d’instinct de proie commence à comprendre. Il comprendra encore mieux demain, quand l’ancien principal du collège, un ami de ses parents, l’appellera parce que la police s’intéresse à ses petites manigances de harceleur. Et quand il se souviendra d’elle. Elle aimerait le convaincre lui aussi de décider de mourir, mais pour la première fois elle pense que ce sera compliqué : cela laisse à T. un trop grand pouvoir de nuisance, elle ne peut pas le laisser choisir. Elle ne veut pas se sentir impuissante de nouveau, face à lui. Il aura un accident ou elle va le tuer. Les deux reviennent au même, mais elle veut lever le doute. Elle veut qu’il comprenne, donc elle doit se montrer.
Elle veut le tuer.


Ça a vous plu ? Découvrez
l’épisode 5 !

Vous avez raté l’épisode précédent ? Retrouvez-le ici !
Publié par :sorocité

Laisser un commentaire